Dix-sept. C’est le numéro du carré de 60 centimètres qui m’est attribué au sol dans le hall où je me prépare à être assise 9h30 par jour. E6, c’est le numéro du mon lit dans le dortoir numéro six. Trente-sept, c’est le numéro que je choisis pour déposer ma tasse mais dès le premier déjeuner quelqu’un d’autre l’a élu et je ne peux pas communiquer avec les autres femmes pour en trouver un libre puisque je me suis engagée à respecter le Noble Silence.
Quand retentit le gong annonciateur du repas, les co-méditantes convergent vers le réfectoire avec une lenteur glauque. On se croirait dans un film de zombies. Il est vrai qu’il est interdit de courir. Mais il y a aussi le fait d’avoir été assises à méditer pendant de très longues périodes. Je décide que nous sommes plutôt dans le registre ninjas.
La veille de mon départ, je téléphone à ma grand-mère pour lui expliquer que je ne serai pas joignable pendant 11 jours mais que la famille est autorisée à contacter les responsables du programme en cas d’urgence. « En Hongrie ? » me demande-t-elle. « Mais tu ne parles pas Hongrois ! ». « Non Mamy, c’est de la méditation en silence ». « Ah » dit-elle. « C’est vrai que c’est universel ça le silence ». Je pensais que ce serait l’aspect le plus difficile, si bien que je n’ai pas beaucoup pensé aux autres aspects. Le 1er soir à 21h dans mon lit je me dis « Super j’ai plein de temps pour lire !…Ah non c’est vrai, ni lire ni écrire ». Interdiction aussi de mentir, de voler, d’avoir des contacts physiques, de manger ou tuer quelconque être vivant (y compris les insectes). Ces règles qui garantissent une moralité impeccable permettent d’éliminer les impuretés de la pensée.
En y réfléchissant bien –j’ai le temps– le fondement théorique permet d’écarter pas mal de tergiversations existentielles. Au quotidien, en posant des actions anodines telles que décharger sa colère sur sa famille pour des broutilles, dire du mal de son voisin, manger des animaux dont on sait qu’ils ont été maltraités, etc., nous faisons aux autres des choses que nous n’aimons pas qu’ils nous fassent. Or ces choses graves et moins graves sont potentiellement douteuses d’un point de vue moral. C’est basique mais ça se tient : elles sont en désaccord avec ce que la plupart d’entre nous considère comme moral. Si on y ajoute les pensées négatives, les fantasmes empreints de violence et la mauvaise humeur qui ne concernent que soi, il est raisonnable de dire que chacun de nous crée ou participe à créer une certaine de dose de négativité pour lui-même et pour les autres. Cette négativité est susceptible de créer des tensions intérieures, des complexes, une mauvaise image de soi.
La solution inculquée ici est la technique et la philosophie pratiquées et enseignées par le Bouddha il y a 2500 ans. L’idée est de vivre, pendant ces 10 jours au moins, en 1. Suivant une morale exemplaire. 2. Apprenant à pratiquer un type de méditation particulier, un détachement extrême par rapport aux phénomènes physiques, mentaux et affectifs. C’est cette attitude qui peut mener à l’ « illumination », c’est-à-dire à la sérénité profonde, la joie authentique, le bonheur vrai. Ce bonheur qui semble illuminer le visage de Buddha.
La méthode est étonnamment simple mais très difficile à appliquer. Elle demande un effort de concentration extrême sans l’aide d’aucune technique de concentration. Ne pas compter. Ne pas visualiser. Ne pas nommer ou verbaliser l’expérience intérieurement. Ne pas répéter de mantras d’aucune sorte. Pas de « ça va aller, tu peux le faire » mais pas de « Ôm » non plus. Ces techniques faciliteraient pourtant la tâche si le but était simplement de se concentrer mais la promesse de la méthode va plus loin. Il s’agit de purifier l’esprit. Sur quoi se focalise-ton alors ? Pendant quatre jours, sur les sensations créées par la respiration au niveau du nez et de la zone entre la lèvre supérieure et la base du nez. Ils servent à s’entrainer à aiguiser la perception des sensations au niveau de la peau pour, les six jours suivants, faire voyager méthodiquement l’attention à la surface du corps. C’est la méditation Vipassana proprement dite. Il s’agit donc d’un scan corporel méthodique. A partir du 5ème jour il est suggéré d’inclure les sensations internes et de laisser voyager l’attention à travers l’intérieur du corps également. Enfin, le 10ème jour introduit un nouveau type de méditation, tourné vers la compassion, la paix, l’harmonie et l’amour envers les êtres vivants.
Même si la visualisation n’est pas permise, les instructions diffusées au début des séances de méditation ont un fort potentiel hypnotique et les vidéos du Maitre Goenka (**) diffusées chaque soir sont remplis de métaphores pédagogiques et de paraboles issues de la vie de Buddha. Goenka était un excellent pédagogue. Ses discours respirent la bienveillance, l’intelligence et l’autodérision, les contes et légendes sont complétés par des exemples personnels convaincants et pragmatiques. Ancien homme d’affaire hindou, il avait découvert la technique alors qu’il cherchait une alternative à la morphine pour soulager des migraines récalcitrantes. Appelé ensuite à la partager et constatant ses résultats, il a mis son sens de l’entreprenariat au service de l’enseignement pour le plus grand nombre, d’une méthode dont il pense qu’elle peut soigner bien des maux : addictions, obsessions, problèmes psychosomatiques, problèmes de concentration, de confiance en soi, gestion des émotions,…
Certains aspects réveillent la crainte d’avoir affaire à une secte : coupure des contacts avec les proches, gratuité du cours, interruption de toute pratique spirituelle pendant les 10 jours de séminaire. Vous êtes pourtant encouragé à poser des questions et utiliser votre esprit critique pour comprendre les principes enseignés avant de les expérimenter et ensuite, fort de cette expérience, voir si vous voulez intégrer la méditation dans votre quotidien normal.
Jour 0 : première méditation en groupe le soir, sensée fermer les yeux, je regarde autour de moi subrepticement. Une petite voix en moi me demande « Qu’est-ce que c’est que cette mascarade ? ». Tout le monde a bien l’air d’être là pour la même chose : méditer, méditer, et aussi méditer.
Jour 1 : « C’est quand l’illumination ? ». Un peu prétentieusement, je n’ai aucun doute sur le fait que ça m’arrivera, à moi. Ce serait bien que ça arrive vite parce que, comme le temps est long ! Plus que 9 jours, je me demande si je vais tenir le coup.
Jour 2 : Bientôt l’instruction d’observer les sensations provoquées par la respiration à l’intérieur des narines s’étend puis se milite à la zone comprise entre la lèvre supérieure et le nez.
Les moments fort de ma journée : « Y a t-il un bouton off ? Le cas échéant, quelqu’un aurait-il la gentillesse de m’arracher le cerveau s’il-vous plait ? ». Je m’ennuie terriblement. J’ai l’espoir que le repas de midi (servi à 11h) sera bon parce que c’est le dernier repas de la journée, à moins que vous ne comptiez le fruit à 17h comme un repas. Mais la soupe aux carottes et navets est tellement fade que j’en attrape un fou rire, toute seule. Je me reprends. Je ne voudrais surtout pas sortir qui que ce soit de sa misère. Bref, niveau équanimité ce n’est pas encore gagné.
Jour 3 : Je commence à écrire cet article dans ma tête, ça et cinq nouveaux ateliers de formation, la redécoration de ma maison et de mon cabinet, des nouveaux jeux à faire avec ma nièce, d’innombrables personnes ressurgissent de mon passé, je prends une demi-douzaine de grandes résolutions pour mon quotidien…Voilà ce que ma pensée crée de plus intéressant pour tenter de me maintenir hors de la folie alors que je suis sensée observer mes démons.
« Pourquoi tout le monde a-t-il l’air si misérable ? Est-ce qu’on peut prendre les choses un peu plus légèrement s’il-vous-plaît ? »
Difficile de ne pas utiliser mes techniques habituelles d’autothérapie. J’évite de créer et transformer des métaphores. C’est intéressant de sortir de mes automatismes. J’ai décidé de donner une chance à la technique que l’on me propose ici et je vais aller au bout des choses.
J’ai un peu plus de mal à cesser le dialogue intérieur bienveillant et je remarque que je maintiens tout de même la pratique de la gratitude pour les cas d’urgence. Je décide donc de demander mon premier entretien privé avec le professeur, un monsieur allemand, doux et patient, pour lui en parler.
Jusqu’à présent je n’ai posé des questions qu’aux séances « publiques » : le soir à 21h il est possible de s’asseoir face à lui le temps de lui poser toute question qui ne nécessite pas de discrétion, mais chaque midi il est disponible pour voir les méditants individuellement.
Jour 4 : Je m’étonne d’entendre le son de ma voix, elle sonne très rauque et mon accent en anglais plus francophone que jamais. « J’ai une confession à faire ; j’ai utilisé la pratique de la gratitude quelques fois » lui dis-je. « Tu cherches activement des choses pour lesquelles éprouver de la gratitude ? » me demande-t-il. Alors je me justifie : « Oui mais seulement quand je suis vraiment démoralisée ». Alors il m’explique que, même si la gratitude est effectivement compatible et même prônée par la philosophie enseignée ici, l’utiliser pour détourner l’esprit de ses démons intérieurs équivaut à une fuite.
Que fait-on de sa pensée ? Tel un observateur silencieux, il s’agit de l’observer avec une neutralité bienveillante, comme un bruit de fond en périphérie. Il en va de même avec les émotions et les sensations physiques. Ni chérir ni exécrer. Observer en étant conscient, à chaque instant, de la nature impermanente, changeante des choses. C’est la spécificité de la méditation Vipassana : cette volonté de rappeler que la matière est constamment en train d’évoluer, se transformer, se renouveler, vibrer. Cette attitude « équanime » est présentée comme la voix royale (et unique) vers la libération.
Jour 5 à jour 7. Je commence donc à travailler plus sérieusement et à éviter la gratitude « forcée ». En résulte une humeur en montagnes russes. Comment profiter des moments de plaisir sans chercher à le faire durer ? Je commence à ressentir ce qu’appliquer ceci au quotidien peut apporter. Devenir amoureux de la vie de manière plus calme.
Jour 8 : Pourtant connue pour être quelqu’un de souriant et optimiste. Mes pensées sont sombres et pessimistes. Tout à coup, tout me paraît vain et difficile. Mes sensations sont comme éteintes. De grandes zones de mon corps restent aveugles au scan corporel. La position assise provoque des douleurs physiques insupportables. Accepter. Continuer. Tout est impermanent. Je remarque que mes sensations sont plus riches et variées dans les moments où je suis de bonne humeur et en forme.
Jour 9 et jour 10 : Je comprends que chacun vit des sensations différentes et je sens que je ne cherche plus rien. Je comprends que mes moments de gratitude sont en train de devenir plus spontanés, authentiques, moins construits. Je vis quelques plaisirs calmes. La brume sur le lac voisin à l’aube. Le soleil qui brille dans les trèfles quand on renverse la tête en bas pour s’étirer, crée une couleur verte étonnante. Les étoiles dans le ciel, la nuit, et le fait que je ne pense à lever la tête que parce que les autres s’arrêtent pour les regarder. Un éclat de rire dans le voisinage. L’abondance de jus dans une prune hongroise. Le son de mon cœur qui bat et qui, à force d’y être attentive, est de plus en plus assourdissant.
L’illumination n’est pas venue mais j’ai bien gouté trois fois, pendant quelques instants, lors de méditations en groupe, une paix intérieure rare. L’impression de n’être que de la matière, un morceau de nature, traversée par un battement cardiaque puissant et lent, perceptible de part en part, et un esprit présent pour s’en rendre compte. Ceci n’a duré que quelques instants mais je sens que ça m’a changée.
Pourquoi avoir participé à 10 jours de cours de méditation Vipassana ?
Une patiente m’avait un jour consultée pour aborder la question de ces parties d’elle-même qui s’étaient réveillées lors d’un séminaire identique et ça m’a interpellée. De plus j’avais pris au sérieux les conseils de Jon Carlson (*) sur comment devenir un meilleur thérapeute. Il est de plus en plus clair que la méditation est effectivement une technique de choix pour améliorer la qualité de notre présence face au patient et combattre les rêveries éveillées qui nuisent à la concentration.
Assorti à mon souhait de continuer à me développer en tant que thérapeute, il y avait bien entendu un souhait de développement personnel. Etre thérapeute ne met personne à l’abri des difficultés émotionnelles au quotidien. L’estime de soi, la confiance en soi et en ses capacités, fluctuent dans une certaine mesure chez chacun de nous. On peut prendre toute la distance que l’on veut vis-à-vis des pensées négatives, elles ressurgissent. Or l’idée de « nettoyer » son esprit avait quelque chose de séduisant. J’étais curieuse de découvrir les pensées, sensations, émotions qui me viendraient si j’acceptais de regarder au fond de moi-même sans intervenir. Elles se sont révélées simplement vaines et répétitives la plupart du temps, constructives au mieux et puis effrayantes ou inconfortables au pire. Inutile de s’y attarder puisqu’elles sont passées par là pour être nettoyées et que là, maintenant, au moment où j’inspire et j’expire, ces sensations et pensées ne sont plus.
Finalement la méditation Vipassana est un outil puissant de thérapie brève en ceci qu’elle s’attaque au comment faire et non pas au pourquoi, elle cherche à provoquer un changement dès le début et le méditant s’approprie l’outil pour continuer à pratiquer dans sa vie quotidienne de manière autonome. La transmission de l’enseignement utilise certains principes hypnotiques tels que la répétition des instructions (même si uniquement en début de séances, donc sans approfondissement), diffusion occasionnelle de mots sanskrits chantés sur un ton envoûtant et l’utilisation de métaphores et légendes thérapeutiques. De plus, être assis près de 10h par jour, les yeux fermés, à se détacher du monde extérieur, de sa pensée, du dialogue intérieur et des sens, dans une pièce sombre et silencieuse, crée immanquablement un état dissociatif propice à l’acceptation et à la bienveillance envers soi dans le moment présent.
Je me sens reconnaissante et chanceuse parce que j’ai reçu un enseignement important, tant au niveau personnel qu’au niveau professionnel. J’ai aussi expérimenté à quel point la simple observation de ce qui se passe (émotions, pensées, etc.) peut suffire et je m’interroge sur la notion d’interventionnisme. Est-ce que nous n’allons pas parfois trop vite en besogne, à vouloir transformer, changer, aider à canaliser, remodeler ? N’a t-on pas tous vécu des situations où le patient, par le simple fait de commencer à observer sa douleur physique, la voit diminuer, voire disparaître ? Une question intéressante à aborder entre collègues. À méditer.
(*) Voir article S. Vandecasteele « Voyage au Woodstock de la psychothérapie », Revue Hypnose & Thérapies Brèves N°32.
(**) Goenka (Satya Narayan Goenka, 1924-2013) est le maître birman ayant réintroduit l’enseignement de la méditation Vipassana en Inde. Il l’a ensuite diffusée dans le monde entier en soutenant le lancement des centres tels que celui où je me trouve en Hongrie. La technique de la méditation Vipassana, telle qu’elle est enseignée par les centres Dhamma à travers le monde, aurait été conservée après la vie du Buddha dans sa version pure par une lignée de méditants en Myanmar d’où Goenka était originaire.